22.
La semaine du bal des Fondateurs démarra par une vague de froid qui, bien installée à Mystic Falls, refusait de s’en aller. L’après-midi, les femmes disparaissaient sous des couches de manteaux en laine et de châles pendant leurs promenades en ville, tandis que les soirées étaient nuageuses et dépourvues d’étoiles. Dans les champs, les travailleurs redoutaient que le premier gel n’arrive déjà. Toutefois, cela n’empêcha pas les gens de venir d’aussi loin qu’Atlanta pour assister au bal. La pension locale était complète et, les jours qui précédèrent l’événement, il régnait dans la ville un air de fête.
Damon était de retour à Veritas, ses mystérieuses fonctions au sein de la milice étaient terminées. Je ne lui avais pas dit que Katherine et moi irions ensemble au bal des Fondateurs, et lui n’avait pas posé de questions. Au lieu de cela, je m’étais immergé dans le travail avec une vitalité toute nouvelle à l’idée de reprendre la plantation. Il me tenait à cœur de prouver à Père que j’étais sérieux à propos de Veritas et du fait de grandir et d’assumer mon rôle dans la société. Père m’avait donné davantage de responsabilités, me laissant examiner les livres de comptes et m’encourageant même à accompagner Robert à Richmond afin d’assister à une vente aux enchères de bétail. Je voyais déjà ma vie, dix ans plus tard. Je gérerais Veritas, et Katherine entretiendrait la maison, organisant des réceptions quand elle ne jouerait pas sa traditionnelle partie de cartes avec Père, le soir.
Le jour du bal, Alfred frappa à ma porte.
— Monsieur, puis-je vous être d’une quelconque utilité ? me demanda-t-il après que j’eus ouvert.
Je jetai un œil à mon reflet dans le miroir. J’avais enfilé un costume queue-de-pie noir et noué une cravate. Mes cheveux étaient lissés vers l’arrière. Je paraissais plus mûr, plus sûr de moi.
Alfred suivit mon regard.
— Vous êtes très élégant, monsieur, commenta-t-il.
— Merci. Je suis prêt, annonçai-je, le cœur palpitant d’excitation.
La veille au soir, Katherine m’avait taquiné en refusant, impitoyable qu’elle était, de me donner le moindre indice sur la tenue qu’elle comptait porter. Je mourais d’impatience de la voir. Je savais qu’elle serait la plus jolie fille du bal. Mais le plus important était qu’elle serait à mon bras.
Je descendis les marches, soulagé de ne croiser Damon nulle part. Je me demandai s’il irait au bal avec ses amis soldats ou avec une des filles de la ville. Il avait gardé ses distances, dernièrement – invisible le matin et toujours fourré à la taverne le soir.
Dehors, les chevaux piaffaient dans l’allée devant la maison. Je montai dans la calèche qui m’attendait pour rejoindre l’annexe au son du claquement des sabots.
En jetant un coup d’œil vers l’annexe, j’aperçus Katherine et Emily, debout devant la porte d’entrée. Emily portait une robe de soie noire sans chichis, mais Katherine, elle…
Je dus m’appuyer de toutes mes forces contre mon dossier pour ne pas sauter en marche. Sa robe vert émeraude, cintrée au niveau de la taille, retombait sur ses hanches dans un flot de tissu qui épousait à merveille son corps. Son corset, très ajusté, mettait en valeur sa peau de satin crème ; ses cheveux étaient noués en chignon sur le haut de sa tête, ce qui révélait à mon regard émerveillé sa nuque, gracieuse et élancée comme celle d’un cygne.
À la seconde où Alfred tira sur les rênes, j’ouvris la porte de la calèche et bondis à l’extérieur, un grand sourire aux lèvres alors que le regard de Katherine croisait le mien.
— Stefan ! souffla-t-elle en relevant légèrement ses jupons pour descendre les marches.
— Katherine.
Je déposai un baiser sur sa joue avant de lui offrir mon bras. Ensemble, nous fîmes demi-tour pour repartir vers la calèche où Alfred nous attendait, près de la porte ouverte.
La route qui menait à Mystic Falls était encombrée d’une multitude de véhicules étrangers, de toutes les tailles et de toutes les formes, qui se dirigeaient vers la résidence des Lockwood, à l’autre bout de la ville. Une certaine fébrilité, que j’attribuais à de l’impatience, m’habitait. C’était la première fois que j’allais au bal des Fondateurs avec une cavalière. Les années précédentes, j’avais passé la majeure partie de la soirée à jouer au poker avec des amis. Invariablement, le bal se terminait sur une catastrophe quelconque. L’année d’avant, Matthew Hartnett avait abusé du whisky et détaché par mégarde les chevaux de la calèche de ses parents. Un an plus tôt, Nathan Layman en était venu aux mains avec Grant Vanderbilt et tous deux avaient fini avec le nez cassé.
Sans nous presser, nous arrivâmes finalement devant la demeure du maire. Alfred arrêta les chevaux et nous aida à sortir. J’entrelaçai mes doigts à ceux de Katherine et, ensemble, nous pénétrâmes dans la maison pour nous rendre à la salle à manger.
Dans la pièce, très haute de plafond, on avait retiré tous les meubles. Les chandelles paraient les murs d’une lueur douce, chaude et mystérieuse. Dans un coin, une formation de musiciens jouait des quadrilles irlandais. Bien qu’il soit encore tôt, des couples commençaient à danser. Je serrai la main de Katherine dans la mienne ; elle m’adressa un sourire.
— Stefan !
Tournant sur moi-même, je vis M. et Mme Cartwright et lâchai instantanément la main de ma cavalière.
Les yeux de Mme Cartwright étaient rouges et son visage de toute évidence émacié comparé à la dernière fois où je l’avais vue. De son côté, M. Cartwright semblait avoir vieilli de dix ans. Ses cheveux étaient blancs comme neige et il marchait en s’appuyant sur une canne. Tous deux portaient des brins de verveine – M. Cartwright avait épinglé le sien à la boutonnière tandis que les fleurs étaient tressées sur le chapeau de sa femme. Hormis cette touche de couleur, ils étaient vêtus de noir, en signe de deuil, des pieds à la tête.
— M. et Mme Cartwright, dis-je, un nœud dans l’estomac car je me sentais soudain coupable. (En vérité, j’avais presque oublié que Rosalyn et moi avions été fiancés.) Cela fait plaisir de vous voir.
— Vous auriez pu nous voir plus tôt si vous aviez pris la peine de venir nous rendre visite, répondit M. Cartwright, ne prenant quasiment pas la peine de dissimuler le mépris dans sa voix alors que son regard se posait sur Katherine. Mais je comprends que vous avez dû éprouver bien trop de… chagrin ces temps-ci, vous aussi.
— Je viendrai maintenant que je sais que vous recevez à nouveau de la visite, racontai-je stupidement en tirant sur mon col qui me semblait tout à coup fort étroit.
— Inutile, refusa froidement Mme Cartwright en sortant un mouchoir en tissu de sa manche.
Katherine serra la main de la femme. Celle-ci baissa les yeux, l’empreinte du choc sur son visage. Rongé d’une appréhension subite, je dus lutter pour ne pas m’interposer entre eux et Katherine afin de la protéger de leur colère.
Mais celle-ci se mit à sourire et, chose incroyable, les Cartwright en firent autant.
— M. et Mme Cartwright, je suis sincèrement désolée pour votre fille, dit-elle chaleureusement en soutenant leurs regards. J’ai perdu mes parents pendant le siège d’Atlanta et je sais à quel point cette épreuve est douloureuse. Je ne connaissais pas très bien Rosalyn, mais je sais que jamais on ne l’oubliera.
Mme Cartwright se moucha, les yeux remplis de larmes.
— Merci, très chère, répondit-elle avec révérence.
Son mari lui tapota le dos.
— Oui, merci. (Il se tourna vers moi ; le mépris que j’avais lu un peu plus tôt dans ses yeux avait laissé place à de la compassion.) Et, s’il vous plaît, prenez soin de Stefan. Je sais qu’il souffre.
Katherine, sans cesser de sourire, suivit du regard le couple qui se mêla à la foule.
Ébahi, je restai sans voix.
— Vous les avez envoûtés ? réussis-je finalement à demander après un moment.
Ce dernier mot me laissa un goût amer dans la bouche.
— Non ! (Katherine posa une main sur son cœur.) Méthode purement traditionnelle, à l’ancienne : de la gentillesse. Maintenant, dansons.
Elle m’attira vers la vaste salle de bal. Heureusement, la piste de danse était pleine de monde et les lumières tamisées ; il était donc quasiment impossible de distinguer telle ou telle personne en particulier. Des guirlandes de fleurs pendaient au plafond et le sol en marbre luisait comme un sou neuf. L’air, chaud et saturé de centaines de parfums différents, m’écœurait.
Je posai une main sur l’épaule de Katherine et tentai de me détendre tout en valsant. En vain : j’étais toujours aussi nerveux. La conversation avec les Cartwright m’avait secoué, réveillant ma conscience endormie, aux prises avec le sentiment d’être déloyal envers Damon et de manquer de respect à la mémoire de Rosalyn. Avais-je en quelque sorte trahi mon frère en ne lui annonçant pas moi-même que Katherine et moi irions au bal ensemble ? Était-ce mal d’éprouver un tel soulagement heureux face à ses absences prolongées ?
Les musiciens cessèrent de jouer et, pendant que les femmes ajustaient leur robe et prenaient leur cavalier par la main, je me dirigeai vers la table où l’on servait des rafraîchissements.
— Ça va, Stefan ? demanda Katherine, qui s’était glissée derrière moi sans bruit.
Des rides d’inquiétude striaient son joli front. Je répondis par l’affirmative, d’un signe de tête, sans pour autant ralentir ma cadence.
— J’ai juste soif, mentis-je.
— Moi aussi.
Katherine, debout près de moi, attendit que je finisse de remplir à la louche un verre en cristal de punch rubis.
Je le lui tendis et la regardai boire goulûment, sans pouvoir m’empêcher de me demander si elle buvait le sang avec la même avidité. Au moment de reposer le verre sur la table, elle arborait une moustache de liquide rouge très fine. Je ne résistai pas et, de mon index, essuyai la trace en demi-lune au-dessus de sa bouche avant de lécher mon doigt. Je détectai un goût fort et sucré.
— Vous êtes sûr que ça va ? insista Katherine.
— Je suis inquiet à propos de Damon, avouai-je en me servant un verre.
— Mais pourquoi ? demanda-t-elle pleine d’une apparente perplexité.
— À cause de vous, dis-je sans détour.
Katherine me prit mon verre des mains et m’écarta de la table.
— Je le considère comme un frère. (Elle effleura mon front de ses doigts glacés.) Et lui me considère comme sa petite sœur. Vous savez bien.
— Mais tout ce temps, quand j’étais malade ? Vous étiez souvent ensemble. Il semblerait que…
— Que j’ai eu besoin d’un ami, affirma Katherine, catégorique. Damon aime flirter, rien de plus. Il n’a aucun désir de s’engager, pas plus que je n’en aurais, moi, avec lui. C’est vous que j’aime. Damon, je l’aime comme un frère.
Autour de nous, des couples virevoltaient dans la pénombre, les hommes renversant les femmes au rythme de la musique. Des rires fusaient de partout entre les couples, seuls à même de comprendre leurs propres plaisanteries. On aurait dit que rien n’avait d’importance au monde pour eux. Pourtant, ils devaient se soucier des attaques, de la guerre et des chagrins à l’instar des autres habitants de la ville, mais cela ne les empêchait pas de rire et de danser. Alors pourquoi en étais-je incapable ? Pourquoi fallait-il toujours que je doute de moi ? Je levai les yeux vers Katherine. Une boucle brune s’était échappée de son chignon. Je la passai derrière son oreille, me délectant du toucher de la mèche, semblable à de la soie, entre mes doigts. Une vague de désir monta en moi et, tandis que je plongeai mes yeux dans la mer brune des siens, tout sentiment de culpabilité ou de gêne se dissipa.
— Vous dansez ? proposa ma cavalière en prenant ma main pour la presser contre sa joue.
Sur la piste encombrée de danseurs, j’aperçus Père, M. Cartwright et le reste des Fondateurs dans un angle de la pièce : ils murmuraient, mais leur conversation était visiblement agitée.
— Non, chuchotai-je d’une voix grave. Rentrons.
Je saisis Katherine par l’épaule et nous tournoyâmes sur la piste jusqu’à atteindre la cuisine, où les domestiques s’affairaient à préparer davantage de rafraîchissements. La main dans la main, nous filâmes à travers la pièce et sortîmes par la porte de derrière.
Nous nous élançâmes dans la nuit, insouciants, en dépit de la fraîcheur de l’air, des cris qui s’échappaient de la demeure et du fait que nous venions de quitter le rendez-vous mondain incontournable de la saison.
Notre attelage se tenait près de l’étable des Lockwood. Alfred devait sûrement être en pleine partie de craps avec les autres domestiques.
— Après vous, très chère, dis-je en levant Katherine par la taille pour l’installer sur le siège passager.
Je me hissai sur le siège du chauffeur et fit claquer le fouet. Aussitôt, les chevaux battirent la route de leurs sabots en direction de la maison.
J’adressai un généreux sourire à Katherine. Nous avions toute la nuit devant nous et cette pensée avait quelque chose d’enivrant. Pas besoin de me faufiler dans l’annexe. Ni d’éviter les domestiques. Des heures de bonheur pur et ininterrompu nous ouvraient les bras.
— Je vous aime ! hurlai-je, mais le vent emporta les paroles à peine sorties de ma bouche. Je les imaginai, portées par la brise aux quatre coins du monde jusqu’à ce que tous les gens, sur terre, soient au courant de mon amour.
Katherine se leva dans la calèche, ses boucles battant son visage, et cria : « Je vous aime aussi », avant de se laisser retomber sur son siège en gloussant.
À notre retour à la plantation, nous étions tous deux collants de transpiration, avec les joues rouges. Dès que nous fûmes entrés dans la chambre de Katherine, j’ôtai délicatement sa robe de son corps si mince et, dévoré par la passion, laissai mes dents courir délicatement sur sa gorge.
— Que faites-vous ?
Après un pas en arrière, elle me lança un regard noir.
— Je… juste… (Que me prenait-il ? Jouais-je la comédie pour tenter de faire croire que Katherine et moi étions pareils ?) Je suppose que j’ai voulu essayer de savoir ce que vous ressentiez quand vous…
Elle se mordit la lèvre.
— Peut-être qu’un jour vous le découvrirez, gentil et innocent Stefan. (Elle s’allongea sur le lit et étala ses cheveux sur l’oreiller en plumes d’un blanc immaculé.) Mais, pour l’instant, tout ce que je veux, c’est vous.
Je m’étendis près d’elle, suivant de l’index la courbe du bas de son visage alors que je posais mes lèvres sur les siennes. Notre baiser était si doux, si plein de tendresse que je me sentis fondre en elle et participer ainsi à la création d’une force qui nous dépassait. Nous explorâmes nos corps comme pour la première fois. Dans l’obscurité de sa chambre, la frontière entre rêve et réalité m’apparaissait toujours extrêmement floue. La honte, les attentes disparaissaient pour laisser place à la seule passion, au désir pur et à un sens du danger paré à la fois de mystère, de beauté et d’un appétit féroce.
Cette nuit-là, j’aurais laissé Katherine me dévorer tout entier, me faire sien. Et si cela avait signifié que nous pouvions rester enlacés pour l’éternité, je lui aurais volontiers offert le creux de mon cou.